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Conseillé par Am Fred B.22 mai 2020
Une Odyssée
Quatorze ans après "Si c’est un homme", Levi compose "La trêve", qui est comme le pendant ou la suite du premier : la libération du camp d’Auschwitz-Buna par l’URSS, le séjour dans deux camps administrés par les soviétiques puis le long, très long retour vers Turin, de janvier à octobre 1945 : neuf mois, une gestation ! Le trajet des rescapés prend sur la carte une forme aberrante : Pologne, URSS, Roumanie, Hongrie, Autriche, Allemagne… Certes, ces hommes et ces femmes sont délivrés du joug concentrationnaire, mais ils restent le jouet d’une puissance soviétique aveugle, désorganisée, nonchalante souvent : aux questions des rescapés sur leur avenir, les officiers russes débonnaires donnent des réponses évasives : échanges avec des prisonniers ? travail dans un kolkhoze ? retour ... dans quel délai ? Le temps semble s'étirer.
Le narrateur dit lui-même que ce fut une parenthèse heureuse, mais forcément unique dans la vie d’un homme. Il y a évidemment des accents sombres, car la mort hante les premières pages du récit, et la déshumanisation a laissé des marques indélébiles – la figure d’Hurbinek, enfant né à Birkenau et privé de parole, est inoubliable. Mais on y sent surtout un souffle de délivrance, de renaissance, de santé retrouvée. Une redécouverte du monde : les villes dévastées où tout se vend et s’achète, la plaine russe où l’on peut marcher une journée sans voir bouger l’horizon, où certains rescapés s’échappent pour mener une vie d’ermite, dans le printemps renaissant. Redécouverte merveilleuse des autres : Agata, Cesare, Prima, Leonardo…rescapés italiens ou infirmières polonaises, figures pleines d’humanité, et presque des personnages de roman. Le regard de Primo Levi, ici, est essentiel : en retrait, il capte avec la richesse de sa langue des histoires pathétiques, drôles, mystérieuses. Hantises ou espoirs, trafics louches et profonde générosité : leur vie en somme, après une année où la vie a été niée.
La trêve : titre étrange, qui suppose un arrêt provisoire des combats. La guerre n’est-elle pas finie ? « Elle n’est jamais finie : elle est éternelle », lui dit Le Grec, un compagnon d’infortune. La fin est douce-amère, entre réconfort du retour et surgissement du passé.
Frédéric